segunda-feira, 25 de fevereiro de 2008

Une époque, une rencontre (autour de Che Guevara)

Oiseau-tempête n°6 (hiver 1999)
Une époque, une rencontre (autour de Che Guevara)



Icône romantique, le Che est adoré par les nostalgiques du communisme d'État, revendiqué par des chrétiens, socialistes, ésotéristes, écologistes, bouddhistes, centristes, publicitaires, hommes de lettres et de pouvoir. Il est tube salsa à succès. Son effigie se répand sur des T-shirts, parfums, paquets de galettes bretonnes, boîtes de thon de l'île Maurice. L'affiche décore cafés postmodernes, salons de coiffure branchés, chambres d'étudiants et commissariats de police (à Cuba). Le deCHErvelage dont on vous parlait il y a quelque temps dans ces pages (Oiseau Tempête, automne 1997) suit son cours. Au point qu'on est en droit se demander si Guevara a vraiment existé. Au hasard de l'aventure des vies, il y a des croisements et des rencontres. À Alger, dans les années 60, Américo Nunes travailla pour celui qui va devenir mythe.

* * *

OT : Qu'est-ce qui t'a amené en Algérie et quelle y était la situation en 1963 ?

Fin octobre 1960, j'arrivais au Portugal, venant du Mozambique. J'y suis resté dix mois. Je conjuguais mon antifascisme avec mon anticolonialisme. En juillet 1961, quelques mois à peine après le déclenchement de la guérilla en Angola, je suis parti pour Paris rejoindre nombre d'autres étudiants, originaires des colonies, noirs ou blancs, contraints par la répression de fuir.Peu de temps après mon arrivée, j'ai eu des contacts avec des groupes trotskystes, et avec des gens qui se situaient déjà plus loin sur l'échiquier de l'extrême gauche, proches de la revue Socialisme ou barbarie et du groupe Pouvoir ouvrier. Dans ma tête, tout ça se brouillait énormément : l'URSS était-elle un État ouvrier dégénéré, comme le soutenaient les trotskystes, ou un capitalisme bureaucratique d'État, selon S ou B et PO ? Je n'en savais encore rien de précis, sauf que je rejetais le système stalinien et ses méthodes. En 1963, j'ai décidé de partir en Algérie.

L'Algérie était alors plongée dans une grande agitation politique, avec des révoltes régionales (en Kabylie) réprimées durement, une grande confusion sur le contenu du « socialisme », mais aussi avec des débats politiques et intellectuels vigoureux. On sentait que malgré des tas d'indices assez redoutables (la suite les a amplement confirmés), comme la bureaucratisation des syndicats ouvriers et paysans, la répression contre l'autogestion, malgré le discours contraire, il y avait des possibilités ouvertes dans le cours de l'histoire.

J'ai réussi à me faire embaucher à l'agence de presse cubaine Prensa latina. Cela me convenait assez bien : je suis devenu traducteur d'espagnol en français. Je dormais très peu, pris dans l'exaltation constante du rêve révolutionnaire. Cela m'allait à merveille : je lisais à l'époque les surréalistes, et j'avais l'impression de changer le monde en changeant ma vie. Que d'illusions ! Perdues !

Dans quelles conditions as-tu rencontré le Che et comment t'est-il apparu au premier contact ?

Nous étions en février 1965, le Congrès afro-asiatique se tenait à Alger, avec le soutien du gouvernement Ben Bella. Guevara devait y participer. Je pense qu'il arrivait du Congo (un mouvement révolutionnaire paysan avait presque bouleversé le régime néocolonial installé dans ce pays, après l'assassinat de Lumumba, et n'avait été arrêté que par l'intervention militaire des Belges, avec l'appui d'autres puissances impérialistes). Les déplacements du Che étaient toujours entourés de mystère. Cuba était très intéressée par le mouvement révolutionnaire au Congo (animé par Gaston Soumialot, Pierre Mulelé, et par d'anciens lumumbistes). La période que le Che relate dans son journal d'Afrique concerne son passage dans les maquis de Mulelé, le mouvement le plus organisé militairement. Mulelé se disait maoïste.

Un jour, débarque à l'agence le poète et journaliste Heberto Padilla (il est devenu dissident par la suite). Il voulait faire une interview du Che pour Revolucion, journal du Mouvement du 26 juillet, le mouvement castriste qui avait précédé la création du parti communiste cubain. Ce parti était issu de la fusion des trois groupes qui avaient assuré la victoire des guérilleros sur les sbires du dictateur Baptista : le Mouvement du 26 juillet, le Parti socialiste populaire (stalinien), et le Directoire révolutionnaire. Padilla avait un mal fou à contacter le Che (déjà à Alger), car l'ambassadeur n'était pas très pressé de le lui faire rencontrer. En tentant d'intercéder en faveur de Padilla, je suis allé à l'ambassade. Le Che y était. Je me présente, on se serre la main : le contact a été d'emblée courtois et sympathique. Comme il était tout seul, et que c'était l'heure du déjeuner, je lui ai proposé de venir manger avec nous, à l'agence. Le fait qu'il reste seul à l'ambassade m'a intrigué, je me demandais ce qui se passait. Le Che venait représenter Cuba à cette conférence des pays du Tiers-Monde, mais il semblait n'intéresser personne à l'ambassade.

N'intéresser personne, c'est-à-dire ?

J'ai compris, un peu plus tard, qu'il y avait au sein de l'ambassade deux tendances, reflet de la séparation qui existait dans le groupe dirigeant à Cuba : la fraction prosoviétique, dominante, organisée autour des anciens communistes, et celle qui soutenait le Che. Mais tout cela était de l'ordre du non-dit, une division encore pas très claire, pas organisée et, surtout, n'osant pas s'avouer comme telle, se cachant derrière l'unanimité idéologique imposée en système bureaucratique d'État. En tout cas, à l'ambassade, il y avait une tendance hostile vis-à-vis du Che, surtout parmi ceux qui, n'ayant pas fait la révolution, ont vu dans l'appareil politique-bureaucratique-militaire un moyen fantastique de promotion. Ils n'avaient rien à foutre de la révolution, et ce que le Che mobilisait comme idées, sa façon de brusquer, de faire bouger la bureaucratie dérangeaient ces fonctionnaires. Et ils le faisaient sentir. Combien de fois j'ai entendu certains membres de l'ambassade s'exclamer : « Le Che n'est pas cubain ! », « C'est un Argentin. » Leur chauvinisme faisait qu'il apparaissait comme en dehors, un étranger.

Le personnage était assez curieux, étrange même, par certains côtés. C'était quelqu'un d'indiscipliné, qui aimait les grands espaces, l'aventure. Mais il ne supportait pas l'indiscipline des autres. Et il compensait cette aspiration à la liberté du grand air par une sorte de crispation idéologico-bureaucratique, par un puritanisme révolutionnaire assez marqué. Au quotidien, c'était un homme affable, quelqu'un de très disponible et souple d'esprit, qui écoutait, qui savait écouter. Très respectueux dans ses relations de travail. Jamais il ne nous parlait avec condescendance. Bref, le Che était quelqu'un d'inquiet ; ce n'était pas un esprit bureaucratique. On sentait qu'il y avait chez lui un conflit interne.

Et puis, il y a eu cette discussion sur la révolution hongroise de 1956…

J'avais lu les textes trotskystes, et surtout les articles de S ou B, sur les événements. Je lui ai parlé un jour, je ne me souviens plus à quelle occasion, mais la conversation a enfin porté, à un moment donné, sur le caractère contradictoire, certes, mais essentiellement antibureaucratique de la révolution hongroise et du contenu anticapitaliste des conseils ouvriers. Le Che m'a répondu : « Je pense que, malgré tout, l'URSS a eu raison d'intervenir, sinon c'était tout le système dans les pays de l'Est qui se serait effondré. » Il défendait le point de vue officiel, mais la manière dont il le faisait manquait de conviction bureaucratique ! En plus, il ne savait absolument pas ce qui s'était passé à Budapest en 1956 : il n'avait que la version stalinienne des événements. J'ai insisté sur le rôle anticapitaliste des conseils ouvriers. Il ignorait cela, restait sur des « peut-être ». « L'URSS a eu raison d'intervenir », car cela risquait de bouleverser les rapports impérialisme/socialisme, répétait-il, etc. Après, nous n'avons plus parlé de cela.

Serais-tu d'accord pour le caractériser comme un stalinien ?

Oui, si on englobe sous ce terme tous ceux qui étaient pour un socialisme d'État. Mais je crois qu'il aurait refusé ce qualificatif pour lui. Sa conception du socialisme d'État reposait toute entière sur une vision volontariste, sur des motivations morales, peut-être même sur une éthique socialiste : c'est ce qu'il appelait la production de « l'homme nouveau ». Là où il avait sans doute été influencé par le modèle stalinien, c'était dans son projet d'industrialisation à outrance. Il s'est en partie ressaisi en tentant de créer des « conseils d'usine » qui devaient constituer une structure intermédiaire entre l'État et les travailleurs. Il disait que son idée était de contrebalancer la bureaucratisation, née de l'industrialisation forcée. Des « conseils » crées par le haut…

L'expérience chinoise l'intéressait, sans qu'il soit maoïste.C'est à propos de la Chine que j'ai eu une autre preuve de sa marginalisation politique. Une délégation du parti communiste cubain devait se déplacer à Moscou, en mars 1965, pour les travaux préparatoires de la conférence des partis communistes, au cours de laquelle - on l'apprendra plus tard - les communistes chinois devaient être exclus. Je lui montre le fax qui l'annonçait et je lui demande : « Est-ce que tu es au courant ? » Surpris, il n'a pas répondu directement. Il m'a juste dit : « Mais Raoul, qu'est-ce qu'il va y faire ? » Raoul Castro, le frère de Fidel, était un stalinien pur et dur. On disait qu'il était déjà au parti pendant la guérilla. Il n'aimait pas le Che et c'était autour de lui que le bloc anti-Guevara s'organisait au sein du gouvernement, un bloc de prosoviétiques convaincus.

Ses origines sociales se manifestaient-elles dans ses attitudes ?

Par exemple le Che parlait le français assez correctement. C'était un fils de la haute bourgeoisie argentine, ayant fait des études de médecine. Je crois qu'il y avait une complicité entre nous, car nous étions tous des étrangers, lui l'Argentin, nous les exilés. J'ai souvent pensé que cela expliquait beaucoup de traits de son caractère. Le Che avait donné des gages aux Cubains. Pas sur son origine de classe, car Castro et la plupart des autres membres du Mouvement du 26 juillet étaient aussi des enfants de la bourgeoisie. Mais des gages politiques, surtout parce qu'il n'était pas Cubain. Il semblait constamment vouloir prouver aux Cubains qu'il était aussi bon cubain qu'eux. Cette révolution avait été aussi la sienne. Peut-être parce qu'il se sentait encore assez bourgeois, il se devait d'avoir des attitudes et des comportements qui contredisaient brutalement les caractéristiques supposées de sa classe. De là, à certains moments, des attitudes très dures : il a exécuté lui-même des guérilleros qui avaient fait preuve de faiblesse, ou de très peu de zèle révolutionnaire. Il se comporte en puritain inquisiteur, sans se rendre compte que la bourgeoisie peut aussi assumer ce comportement et qu'on n'est nullement là aux antipodes du bourgeois, que ce dernier peut aussi être puritain et inquisiteur et terroriste.

Dans un numéro de l'Internationale situationniste, on lit que le Che était un des derniers léninistes conséquents, sinon le dernier. C'est assez exact. Il s'était forgé une carapace, une volonté de fer, qui masquait volontiers son côté fraternel et convivial. C'était quelqu'un qui marchait dans la ligne du parti, mais lorsqu'il était sur le terrain, il agissait de façon rebelle, indépendante, tout en exigeant des autres une conformité à son modèle puritain.

Que s'est-il passé lors de la conférence afro-asiatique d'Alger, en février 1965 ?

La veille de son intervention à la conférence afro-asiatique, nous lui avons proposé de traduire le texte. Je suis quasiment certain qu'il l'avait écrit sans se référer aux autorités cubaines, ni au parti. Pour moi, il s'agissait d'une preuve de sa marginalisation politique relative, peut-être de son indocilité naissante à l'égard des institutions et du langage officiel.

Nous avons travaillé toute la nuit. Le Che n'était pas quelqu'un qui défendait son texte de façon égocentrique, mais de façon raisonnée. Dans les discussions, il ne haussait jamais le ton. Ce n'était absolument pas quelqu'un de borné, mais d'une grande finesse intellectuelle. Son discours a eu l'effet d'une bombe ! Le Che mettait en question les rapports que l'URSS entretenait avec les pays du Tiers-Monde, qu'il qualifiait de mercantiles et d'impérialistes. Et puis, il y avait cette proposition provocatrice, demandant à l'URSS de prendre la tête des luttes des peuples contre l'impérialisme et d'affronter directement ce même impérialisme, ayant à sa tête les Etats-Unis. Le Che savait que c'était là une injonction infaisable, mais il l'a mise en avant. Une provocation, quoi ! Car c'était aller ouvertement à l'encontre de la ligne défendue par le parti communiste soviétique. Nous nous attendions à une vive réaction de la part des officiels soviétiques. Celle-ci n'a pas manqué. Le lendemain, les directeurs des agences Tass et Novotny, soviétique et tchèque respectivement, débarquent furieux à l'agence : « Comment avez-vous osé traduire un tel discours ? C'est une agression contre l'URSS et le camp socialiste ! » Nous en avons parlé au Che. Il a souri avec un air ironique et distant, comme s'il voulait nous dire qu'il s'attendait à ça.

Quelle était sa position par rapport aux guérillas d'Amérique latine ?

Chaque fois que je pense à cela, je reste pantois ! Il y avait alors une vague de guérillas sur le continent sud-américain, au Vénézuéla, au Guatémala, en Colombie, au Pérou, etc. En Colombie, par exemple, le Moec (Mouvement ouvrier étudiant et paysan) avait eu, au début de son activité armée, un certain succès. Je m'y intéressais : je connaissais leurs représentants à Alger. Ils diffusaient des bulletins sur les actions de leur organisation. Un jour, au cours d'une discussion, le Che a balayé mon intérêt pour le Moec d'un revers de la main. « C'est du pipeau, me dit-il, les seules forces qui ont un pouvoir social réel en Amérique latine, ce sont les PC. » Je n'en revenais pas ! Je ne comprenais pas son raisonnement. Il misait sur les PC qui, sauf celui du Vénézuéla, s'étaient toujours opposés aux mouvements révolutionnaires armés ; en outre, ils étaient presque tous inféodés à Moscou. Et, en même temps, il ne cessait pas de les critiquer. Avec le recul, j'ai cru comprendre : au début, il avait trop investi dans la possibilité d'un triomphe politique et militaire de ces mouvements armés, mais ceux-ci n'ont pas arrêté d'accumuler les échecs. La plupart d'entre eux se sont fait décapiter sauvagement. Il ne restait donc plus en lice que les PC. Le Che se serait donc trompé, non seulement sur le soutien des PC aux mouvements sociaux insurrectionnels, mais aussi sur le soutien même des populations et des paysanneries sud-américaines aux guérillas.

Cette logique explique peut-être son départ en Bolivie, alors que les conditions étaient pour le moins défavorables.

Dans nos conversations à Alger, il ne m'avait jamais parlé de la Bolivie. Il parlait volontiers du PC colombien qui contrôlait des zones montagneuses comme à Marquetalia, sorte de petite république rouge paysanne, où l'armée ne rentrait pas. Pourquoi donc la Bolivie ? S'est-il laissé embobiner par le PC bolivien, qui lui racontait qu'il avait une base sociale réelle, et qu'il allait lui apporter un soutien logistique effectif ? Qu'il se soit laissé embarquer dans cette aventure, pipée d'avance, montre le degré de ses illusions sur les PC sud-américains.

En Bolivie, depuis la révolution nationale-populiste de 1952, conduite par le Mouvement national révolutionnaire, lequel avait eu quelques sympathies national-socialistes, les paysans boliviens avaient eu droit à une réforme agraire, instaurée par l'État (comme au Mexique, après la révolution, et plus tard au Guatemala, en 1954). Grâce au soutien des paysans, l'État a pu réprimer les mineurs de la centrale ouvrière bolivienne, dirigée par Juan Lechin, un populiste trotskysant. Les mineurs menaient au début des années 60 des grèves très dures, violentes, sanglantes : ils affrontaient l'armée à coups de bâtons de dynamite. Mais ils restaient isolés dans leurs mines de cuivre. En Bolivie, la force révolutionnaire, c'était eux, pas les paysans, qui ne bougeaient pas du tout, ou très peu. La paysannerie restait grosso modo fidèle au MNR, bien qu'il y ait eu de la part du régime bolivien d'innombrables atteintes à la propriété paysanne. Le Che savait certainement cela. Dans ces conditions, n'était-il pas paradoxal de vouloir déclencher une guérilla dans ce pays ? A-t-il pensé à la classe ouvrière, aux mineurs, la vraie base sociale pour une révolution ?

Le Che avait tendance à envisager la réalité à travers le prisme de ses obsessions idéologiques et du volontarisme politique. Il avait quitté Cuba, deçu par la réalité : elle n'allait pas assez vite sur la voie de la construction de « l'homme nouveau ». Il vivait un peu trop dans le monde des idéologies, là où toute respiration devenait impossible. L'idéologie renvoie une image déformée, mystifiée, de ce qu'elle regarde sans voir, comme si l'œil devenait aveugle. Le racisme existait à Cuba, après la révolution, que ce soit dans la division sociale du travail, dans la vie quotidienne, dans le système administratif et politique, etc. Contrairement à ce que pensait le Che, il ne suffisait nullement d'invoquer le vocable socialisme pour que cette vérité quotidienne disparaisse comme par enchantement. Pour le Che, la chose était simple : puisqu'il y avait le socialisme à Cuba, il ne devait pas y avoir de racisme. Ainsi, d'un revers de la main, il refoulait une grande partie de l'histoire sociale et culturelle de Cuba, celle qui plongeait ses racines les plus profondes dans la réalité vécue par les Noirs, à tous les niveaux de leur existence concrète, le passé-présent de l'esclavage, du préjugé de couleur et du racisme social.

C'est également frappant, dès qu'il aborde la question du travail. Il était accroché à l'idée du travail volontaire, libérateur…

Lorsqu'on a commencé à discuter à Cuba, parmi les cercles dirigeants, de la nécessité d'instaurer des incitations matérielles à la production, les primes, le salaire aux pièces et autres, le Che s'est trouvé en opposition à la ligne officielle. C'était toute la question du salaire-productivité qui était en cause. A sa façon, il a été le seul, à Cuba, a soulever la question du salariat, de la production marchande, et de la fabrication de la valeur en système socialiste. Son débat avec Charles Bettelheim, ancien communiste français, devenu maoïste, portait là-dessus : sur la validité ou non de la loi de la valeur dans un régime socialiste. C'était, en quelque sorte, reprendre la question posée par Marx sur le passage du règne de la nécessité au règne de la liberté, sur la nécessaire diminution du temps de travail par rapport au temps libre. Mais le Che envisage cette question sans poser comme préalable la transformation radicale des rapports sociaux de production, ceux-là même qui produisent et reproduisent le capital. Ce qu'il proposait (l'insistance mise sur le travail volontaire et sur les incitations morales) revenait dans les faits, en dehors d'un changement du contenu du travail et de la division sociale, à revendiquer l'exploitation du travail sans salaire. Le travail volontaire ne l'était que pour les cadres et les militants du parti, pas pour le prolétaire de La Havane qui était obligé d'y aller le week-end, voire pendant ses congés ! Ce travail volontaire n'était au fond qu'une variante du travail forcé.

Quand tu lui parles de la révolution hongroise et des conseils, ça le dépasse… Tout ce qui n'était pas créé par l'Etat et le parti ne pouvait pas exister.

Ce dogmatisme n'est-il pas, en fin de compte, ce qui pousse le Che à chercher un vécu héroïque ? C'était quelqu'un qui vivait très mal l'inertie apparente de la réalité sociale ; celle-ci ne se pliait pas assez à sa volonté, à ses aspirations à l'héroïsme d'une volonté toute-puissante. La réalité n'allait jamais assez vite pour lui. La culture lui apparaissait comme l'un des facteurs responsables du retard de la réalité sur sa volonté socialiste. Il ne voulait pas en tenir compte. Elle l'agaçait ! Or, pour les peuples, la culture est comme une sorte de « philosophie du concret », où chaque chose du monde est une présence vivante, là, posée devant toi. Le Che, lui, ne raisonnait que par équations abstraites. Mais, comme concept, c'est quoi concrètement l'Impérialisme (avec un grand I) pour un Indien d'une communauté des Andes, un Indien de la forêt amazonienne ou pour un paysan de telle ou telle famille élargie d'Afrique ? Ces individus, toujours inscrits dans des relations symboliques bien précises, doivent savoir à quoi concrètement, à quelle présence vivante, doit correspondre précisément l'ennemi de classe qui n'est jamais quelque chose d'abstrait.

Le Che n'admettait pas d'autres points de vue que ceux de son socialisme à lui. Pour lui, l'idée socialiste était un idéal à construire de façon trop désincarnée, sans chair, car la chair est contradictoire, elle a sa propre logique, qui n'est pas toujours conforme à ce que l'on veut qu'elle soit par anticipation. Le socialisme était pour lui quelque chose qui devait être créé par l'Etat révolutionnaire, non pas quelque chose que les individus, le prolétariat ou la classe ouvrière elle-même, avaient à créer eux-mêmes dans leur expérience sociale quotidienne, dans leur pratique révolutionnaire consciente.

L'image médiatique l'entourait déjà avant sa mort. Y était-il sensible ?

Non, le Che n'était pas sensible à cette image médiatique qu'on avait construite. Il n'avait rien à foutre de la célébrité. Il était trop secret, trop discret, fuyant le tumulte mondain. La construction de l'image médiatique avait commencé avec ses disparitions successives. Ensuite, vient son texte Créer un, deux, trois, mille Viêt-nam qui a eu un impact très fort sur le mouvement étudiant anti-impérialiste mondial. Il y a eu aussi son texte sur L'homme et le socialisme à Cuba, qui posait des questions sur le contenu du socialisme et son éthique, ensuite la lettre d'adieu à Fidel Castro et celle à ses parents, traduites toutes les deux dans toutes les langues. Apparaît alors ce côté romantique, antibureaucratique, du révolutionnaire, qui va enchanter toute une partie de la jeunesse.

C'est sa mort qui va créer réellement le mythe. Castro lui-même avait un intérêt primordial à faire circuler, à l'échelle planétaire, le mythe du Che, tandis que les Soviétiques ne le voulaient pas. Des rumeurs circulaient : les Soviétiques auraient posé comme condition préalable à leur aide en pétrole et en nourriture à Cuba l'élimination politique du Che. Il leur apparaissait comme quelqu'un de trop imprévisible, de trop indiscipliné, en décalage, vu ses exigences éthiques, avec les intérêts de l'Etat soviétique.

Cette histoire du mythe autour du personnage me fait sourire. La transfiguration du Che en icône fut une façon d'éliminer ce qu'il y avait en lui de dérangeant, que ce soit dans ses attitudes ou dans sa pensée. Ici, comme à Cuba. Son image est aujourd'hui reprise par les PC alors qu'à l'époque il apparaissait comme quelqu'un en rupture avec leur ligne. Pour eux, il représentait l'aventurier, la révolution permanente trotskysante, une anomalie parmi les normes en vigueur en leur sein. Bref, à l'époque les PC ne l'aimaient pas du tout. Tout comme les bourgeois, qui font aujourd'hui de son image, une marchandise rentable.

La personne réelle t'a semblé en contradiction avec l'image que tu avais déjà de lui ?

Pour moi, déjà à l'époque, la révolution, ce n'était pas dans des appareils ou dans des partis : c'était des mouvements sociaux et politiques, des personnes engagées révolutionnairement. J'ai toujours pensé que l'émancipation de la classe ouvrière serait son œuvre propre, par sa constitution autonome en classe consciente de ses buts propres. En ce qui concerne le Che, j'ai toujours envisagé sa personne comme partie intégrante d'un processus particulier, la révolution cubaine et les mouvements révolutionnaires en Amérique, mais j'ai essayé aussi de voir derrière le miroir, derrière le masque, le côté subjectif de l'homme, ce qui, en lui, apparaissait comme irréductible à son miroir, à ses masques. Ce n'est pas lui qui m'a fait évoluer politiquement, mais la réflexion que j'ai pu faire à partir de son cas, de sa tragédie personnelle.

Il y a, enfin, ce mythe du marginal, d'un Che libertaire ?

Soyons clairs : le Che était léniniste, peut-être d'un type bien particulier, avec ses doutes, son côté éthique, son côté romantique, imprévisible, indiscipliné, mais léniniste tout de même. L'anarchie, la vision d'un monde libertaire, ne faisait pas vraiment partie de son univers politique. Le mouvement anarchiste avait été liquidé à Cuba par le mouvement révolutionnaire officiel. Je ne sais pas dans quelle mesure, et s'il y a participé directement, le Che a fait partie des liquidateurs du mouvement anarchiste. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il a utilisé, à certains moments, des méthodes répressives et a fini par être victime des méthodes qu'il a lui-même employées à certaines occasions. Quand je l'ai rencontré, il commençait à se rendre compte que quelque chose n'allait pas et prenait conscience des impasses auxquelles il était arrivé. Cette remise en question de lui-même, en tant qu'idéologue et homme politique, aurait été certainement difficile, et je ne sais pas jusqu'où il serait allé dans cette voie. Ce qui est certain, c'est que sa mort a été une façon de dire merde à quelque chose qui lui était devenu insupportable dans la routine bureaucratique de la révolution cubaine. Et pas seulement à celle-ci ; mais aussi à tout de ce qui dans le monde semblait boucher l'horizon, ses attentes impatientes d'un devenir révolutionnaire permanent. Sa mort peut-elle être pensée comme un suicide conscient, une mort héroïque, dans un monde qui lui était devenu insupportable, invivable ? Suis-je en train de fantasmer, tenter de tirer l'homme de la platitude d'une mort au cours d'une banale aventure militaire ? Je préfère, malgré tout, en souvenir d'une rencontre pas si banale que ça penser que la première des hypothèses est la meilleure.

(Propos recueillis auprès d'Américo Nunes
par Borbala et Charles Reeve,
Paris, le 11 novembre 1999)

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